vendredi 20 mars 2009

La démagogie ou l’appât des Valkyries



A l’approche des élections législatives libanaises, les hommes politiques reprennent de plus belle les discours bouillonnants dans un but qui émane du nombrilisme, qui est de faire émerger chez leurs sympathisants l’instinct défensif contre l’autre-ennemi. Il est certain qu’ils ont tous comme livre de chevet La Notion de Politique de Carl Schmitt. Et pour mener à bien la besogne, quoi de plus efficace que la démagogie.

Les grands sophistes de la Grèce antique, Antifon, Gorgias, Protagoras qui étaient maîtres dans l’art de parler pour ne rien dire, se sont réincarnés derrière des légions de microphones arc-en-ciel pour sonner le cor.

Les sophistes utilisaient le discours non pas du tout comme moyen laborieux pour parvenir à la vérité, ils s’en moquaient royalement, mais ils l’utilisaient pour produire des effets de persuasion sur les gens, comme une forme de poésie, quelque chose qui emporte l’adhésion, et non comme quelque chose qui argumente et qui démontre. Et quand un grand sophiste racontait par exemple le mythe de Prométhée en se pavanant et en se plastronnant devant un public emporté par lui, saisit par la force d’un discours magnifique et merveilleux, Socrate qui faisait exprès d’arriver en retard demandait à ce sophiste pavoisé de résumer ce qu’il venait de dire.
Evidement, c’est comme si on demandait de résumer Le Dormeur du Val de Rimbaud ou Green de Verlaine. Et dès que ce sophiste se laissait prendre au jeu de Socrate, il se trouvait dans la mauvaise conscience, il se sentait coupable car au fond il n’avait rien dit.

Et si on jouait au jeu de Socrate avec les grands ténors de notre scène politique, se sentiraient-ils coupables ?

Coupables d’avoir injecté dans les têtes des libanais que l’homme est un loup pour l’homme ; que celui qui pense différemment est un ennemi juré qu’il faudrait éliminer préventivement ; que chacune et chacun devrait racheter les crimes de ses ancêtres ; que la loi de la jungle est le plus beau chef-d’œuvre de la Pensée humaine ; que leur personne est une hiérophanie bénie par les cieux et gardée par les Séraphins, la critiquer serait une avanie, et la glorifier serait une source de grâces ; que les facultés universitaires sont des champs de bataille dignes de Waterloo et de Verdun dirigés par des généraux qui ne se rendent jamais même à l’évidence, que leurs programmes abouliques feront couler le lait et le miel.

Coupables des victimes de la politique de l’art pour l’art; des victimes touchées par les balles d’allégresse et d’hystérie suite à leur apparition à la télévision ; des victimes attaquées à cause d’un drapeau levé ou d’une icône colée ; victimes pour avoir appelé Dieu d’un nom différent, victimes du hasard, victimes de l’intériorisation et de la banalisation de la mise à mort…

Charles Péguy avait dit que : « le triomphe des démagogies est passager, mais les ruines sont éternelles ». Par le fait, toute accalmie passagère n’empêche pas les Valkyries de roder dans nos ruelles qui dégagent toujours des odeurs macabres et moribondes.

Marwan HARB

mercredi 19 novembre 2008

Le sens de la philosophie

Si l'on admet, comme moi, que le mouvement historique est une totalisation perpétuelle, que chaque homme à tout moment totaliseur et totalisé, la philosophie représente l'effort de l'homme totalisé pour ressaisir le sens de la totalisation.
Aucune science ne peut la remplacer, car toute science s'applique à un domaine de l'homme déjà découpé. La méthode des sciences est analytique, celle de la philosophie ne peut être que dialectique. En tant qu'interrogation sur la praxis, la philosophie est en même temps une interrogation - sur l'homme, - c'est-à-dire sur le sujet totalisateur de l'histoire. Peu importe que ce sujet soit ou non décentré. L'essentiel n'est pas ce qu'on a fait de l'homme, mais ce qu'il fait de ce qu'on a fait de lui. Ce qu'on a fait de l'homme, ce sont les structures, les ensembles signifiants qu'étudient les sciences humaines. Ce qu'il fait, c'est l'histoire elle-même, le dépassement réel de ces structures dans une praxis totalisatrice. La philosophie se situe à la charnière. La praxis est dans son mouvement une totalisation complète ; mais elle n'aboutit jamais qu'à des totalisations partielles, qui seront à leur tour dépassées. Le philosophe est celui qui tente de penser ce dépassement.
Sartre

jeudi 26 juin 2008

Avec le temps, le hasard peut tout créer.

Avec le temps, le hasard peut tout créer.
Gould

Les espèces, selon Darwin, évoluent au cours de longues périodes, par des transformations graduelles au moyen de la sélection naturelle. Ce que nous apprend Gould, c’est que la plupart des espèces demeurent stables, mais que de nouvelles espèces apparaissent rapidement — en temps géologique : quelques milliers d’années. Le «gradualisme» est plus un effet de la pensée occidentale que le résultat de l’observation scientifique.
L’hypothèse de Darwin sur l’évolution par sélection naturelle, n’a cessé de se renforcer. À l’origine, elle était fondée sur l’observation des fossiles, des pigeons des Galápagos, et sur beaucoup d’intuition! Or, remarque Gould, nous savons aujourd’hui ce que Darwin avait pressenti, mais dont il ignorait les mécanismes. Grâce à la découverte du code génétique par les biologistes (anglais) Francis Crick et (américain) James Watson dans les années cinquante, nous comprenons les lois de l’hérédité. Nous savons que nos gènes ne sont pas de parfaits reproducteurs : il y a constamment des erreurs de copie. Voilà pourquoi ils engendrent parfois des évolutions accidentelles. S’il apparaît que ces accidents sont mieux adaptés à leur environnement que leur original, ils prolifèrent. Le «scandale» darwinien est que les espèces n’obéissent pas à un plan préconçu par Dieu ou l’Esprit et qu’elles ne s’acheminent vers aucun but.
Malgré les efforts de Gould, 44% des Américains, si l’on en croit les sondages, restent fidèles au créationnisme biblique! L’autre grand ennemi de la science de l’évolution, c’est le lamarckisme.
À partir de ses réflexions théoriques, il élabora en 1802 un système satisfaisant pour l’esprit, mais sans rapport avec la réalité : le transformisme. Comme il était devenu évident dès cette époque, après la découverte d’accumulation de fossiles, que les espèces avaient évolué depuis leurs origines, Lamarck imagina qu’elles s’étaient adaptées à leur environnement ce qui était juste. Mais il crut que cette adaptation était progressive et héréditaire ce qui était faux. Exemple connu : la girafe. Selon Lamarck, elle avait progressivement allongé son cou pour atteindre les feuilles d’arbres, puis elle avait transmis ce «caractère acquis» à sa descendance. En vérité, dit Gould, les girafes n’ont pas allongé leur cou, et elles n’ont rien transmis du tout : ce sont des girafes nées par hasard avec un long cou et sans doute d’autres caractères simultanés qui ont survécu par sélection.
Partant d’observations concrètes, contrairement à Lamarck, Darwin avait compris que la Nature ne progressait pas de manière linéaire, mais se ramifiait par accident. Le temps est la dimension essentielle de l’évolution. Il n’y a pas de combinaisons d’apparence logique auxquelles le hasard ne puisse aboutir s’il dispose de quelques milliers d’années. Avec le temps, le hasard peut tout créer. Tout ce que nous savons sur le code génétique nous indique qu’il ne peut pas incorporer une information extérieure. Une cellule ne sait pas retenir et transmettre une habitude acquise par un être vivant. Et pourtant, reconnaît Gould, la conception lamarckienne de l’évolution est toujours populaire.
Les différences entre les peuples sont culturelles et non pas biologiques
Les analyses génétiques des groupes humains font toutes apparaître que les différenciations raciales sont superficielles : elles ne vont pas au-delà de l’épiderme. Surtout, précise Gould, « les variations à l’intérieur d’une même population se révèlent toujours plus importantes que les différences entre deux populations distinctes…» L’unité biologique de l’espèce humaine exclut toute corrélation entre la race, la culture et l’intelligence. En admettant que l’on puisse mesurer cette chose que l’on appelle l’intelligence, nous ne sommes guère différents de l’homme des cavernes ni plus intelligents que lui. Mais qu’est-ce que l’intelligence, “sinon ce que testent les tests”?
Le cerveau humain échappe à l’évolution
L’homme a hérité, par la sélection naturelle, d’un organe tel qu’aucune autre espèce en dispose : son cerveau. Cet organe n’est pas programmé, et il nous permet d’effectuer des choix libres. Dès lors, l’homme a échappé à la loi de la sélection naturelle pour entrer dans un nouvel ordre, celui de la culture. L’Homo sapiens apparaît comme une espèce qui n’est réductible à aucune autre : elle est bien, selon Gould, « la seule capable de s’émanciper des contraintes naturelles ».

Incohérences de Dieu

Incohérences de Dieu

(Cette section ne relève pas vraiment de la métaphysique : en effet on ne part pas d'une position sceptique qui essaierait de tout reconstruire. De toute façon, le scepticisme absolu est irréfutable, ne permet aucune démonstration et par conséquent limite l'intérêt d'une discussion sur l'existence de Dieu. On se place au contraire dans un cadre admettant l'existence du monde extérieur, la validité du raisonnement logique classique. On part aussi de la définition habituelle d'un Dieu omnipotent, intemporel et omniscient.)
Classiquement, la preuve ontologique de l'existence de Dieu est souvent avancée, car elle fournit une réponse au problème de la cause du monde : chaque événement est causé par un événement précédent, mais on ne peut pas remonter indéfiniment et il existe donc une cause première qui est aussi cause d'elle-même.
Des critiques classiques de Dieu sont : si Dieu existe, pourquoi a-t-il créé le malheur ? si Dieu est omniscient, la liberté humaine est impossible puisque Dieu connaît l'avenir, etc. En fait, une critique beaucoup plus profonde est possible : Dieu est avancé comme une bonne explication du monde, mais on voit mal, si Dieu existe, pourquoi il aurait créé le monde. Avait-t-il besoin de se créer ce monde ? Était-ce simplement par jeu ? Par volonté d'avoir des adorateurs parmi les hommes ? L'existence de Dieu n'explique pas l'existence du monde, et la rend même plus mystérieuse sachant que Dieu se suffit à lui-même.
L'on pourrait répondre que Dieu a créé le monde car celui-ci était nécessaire comme cadre pour tester les hommes (leur morale, leur foi). Cette réponse est insatisfaisante pour deux raisons. D'une part elle est incompatible avec l'omniscience divine : on ne teste pas quelque chose dont on connaît le comportement ; cela résumerait l'existence humaine à un jeu de Dieu comparable à un enfant lançant des cailloux en sachant parfaitement qu'ils vont tomber et comment. D'autre part, cette réponse (la nécessité de tester les hommes) ne justifie la création du monde que par l'existence de l'homme, alors que la question de départ portait aussi sur la raison pour laquelle Dieu aurait voulu créer le monde, homme compris. Pourrait-on en conclure que la création est indépendante de Dieu ? L'on pourrait répondre que les voies du Seigneur sont impénétrables, et que Dieu est au-dessus de la logique et donc que les causes n'existent pas pour lui, qu'il est inutile de chercher une cause à la création. Mais même dans ce cadre, on admet qu'il existe une volonté divine (Dieu ne crée pas le monde sans le vouloir : cela limiterait sa perfection par maladresse ou irresponsabilité ou hasard ou gaspillage...). Dieu avait donc bien la volonté de créer le monde et l'homme. Son intention était-elle de créer du bonheur ? Le bonheur, subjectif, a forcément été créé avec l'homme et ne contraint pas Dieu ; le bonheur est une propriété des hommes comparable à la couleur ou la taille, et donc n'a devant Dieu aucune valeur autre qu'arbitraire ; auquel cas le problème de l'origine de cet arbitraire se repose : pourquoi Dieu a-t-il créé une valeur arbitraire dans un monde, avec des hommes soumis à cette valeur ? De plus, l'expérience semble montrer que le bonheur est loin d'avoir une position dominante dans l'espèce humaine. Fournissons une reformulation de ces questions ne faisant pas intervenir la notion de cause d'une action de Dieu. Dieu avait aussi la possibilité de ne pas créer le monde (puisqu'il est omnipotent, et non contraint extérieurement). Il a choisi de créer le monde. Comment ce choix s'est-il opéré ?
Si Dieu avait un but en choisissant de créer le monde, cela signifie que Dieu avait besoin du monde. Or le besoin est incompatible avec la perfection. Si Dieu n'avait pas de but en créant le monde, alors cette création a résulté soit d'un déterminisme antérieur à Dieu (Dieu n'avait pas le choix), ce qui limite encore plus sa perfection ; soit la création ne résulte ni d'un but, ni d'un déterminisme, et il s'agit alors d'un caprice. Dans ce cas, il est vain de rechercher un but dans le monde à l'aide de Dieu. De plus, la notion de caprice semble elle aussi contraire à l'idée de perfection qui implique une raison pour chaque chose et l'absence de gratuité.
Voici quelques incohérences de Dieu classiquement relevées. Si Dieu est omnipotent, il peut se détruire ; mais comme il est intemporel, s'il se détruit c'est qu'en fait il n'a jamais existé (il ne se détruit pas « à un moment précis » mais « toujours », en dehors de toute référence temporelle). Ceci implique que Dieu n'est pas omnipotent : il ne peut pas se détruire. Ce n'est pas simplement qu'il ne veut pas se détruire (ce qui ne pose aucun problème, pas plus que le fait que si Dieu fait A il ne puisse faire le contraire de A, si sa volonté est A) : il est simplement inconcevable que Dieu « se détruise », puisque pour Dieu intemporel, « se détruire » revient à « ne pas exister » (un humain dirait « ne jamais avoir existé »). On peut en déduire que l'omnipotence et l'intemporalité sont incompatibles (un intemporel ne peut pas se détruire). (Ici, s'il s'agissait d'humains, on invoquerait un paradoxe temporel du type « s'il s'est détruit, il n'existe pas ; s'il n'existe pas, il n'a jamais pu se détruire, donc peut avoir existé, donc a pu se détruire... » ce qui n'a aucun sens pour un Dieu intemporel puisque cet argument est fondé sur une causalité entre plusieurs événements.) Mais l'intemporalité ne serait-elle pas incluse dans l'omnipotence ?
On pourrait chercher des équivalents mathématiques plus ou moins vagues de Dieu. Par exemple, sous la forme d'un objet vérifiant toute propriété ; mais cela échoue car la négation d'une propriété est aussi une propriété, ce qui implique que cet objet vérifierait des propriétés contradictoires. Cela ne marche toujours pas si on restreint nos exigences en cherchant un ensemble qui vérifierait seulement toutes les propriétés possibles, où on appellerait « propriété possible » une propriété qu'au moins un objet possède (cette restriction permet d'éviter des propriétés idiotes telles que « x différent de x »). Cela ne marche toujours pas si on cherche un ensemble d'objets tel que pour toute propriété possible, un des objets de cet ensemble la vérifie : en effet, dans ce cas la propriété : « être égal à l'ensemble en question » (qui est manifestement possible si cet ensemble existe) devrait être vérifiée par un de ses éléments ; cet ensemble serait donc égal à un de ses éléments, ce qui est impossible. On est obligé de ne demander que des propriétés vraiment faibles et éloignées de l'omnipotence.
Si Dieu existe, la causalité (i.e. la causalité indépendante de Dieu, non choisie par lui) est inexistante, sinon elle constituerait une limitation à l'omnipotence. C'est-à-dire que Dieu a choisi que les événements physiques vérifieraient certaines règles. Mais qu'en est-il de l'implication logique, qui ressemble à la causalité par certains aspects ? Dieu aurait-il pu faire que x soit différent de x ? La notion d'implication logique est différente de celle de causalité : personne ne cherche une cause à 1+2=3.
Mais ceci ne signifie pas que l'implication logique (différente d'une causalité) soit inexistante. Dieu peut-il faire que x diffère de x ? Limitation de la causalité : personne ne cherche la cause à 1+2=3. Les vérités mathématiques n'ont pas de cause, et sont donc à l'abri de la preuve de Dieu par besoin de cause première ; Dieu n'en est pas forcément la cause. Même si l'on démontrait par ailleurs (sans utilisation des arguments de cause première) que Dieu a créé tout l'univers, c’est-à-dire que tout existe en et par Dieu, il serait amusant de constater que cette démonstration n'aurait pas de cause (puisqu'il s'agirait d'une propriété non physique), et qu'elle serait donc contradictoire. Quand on affirme que Dieu serait cause de toutes choses, il convient en fait de préciser à quelle catégorie de choses on se réfère.
Si on prend comme définition de Dieu le fait que Dieu possède toutes les perfections, on se heurte à des difficultés. Premièrement, la notion de « perfection » présuppose une idée de bien : pour chaque propriété (liberté/servitude, intelligence/bêtise), je choisis d'attribuer à Dieu, dans cette définition, celle des deux possibilités qui me paraît « bien ». Mais cette notion de bien est arbitraire (discutant de l'existence de Dieu, on ne peut pas arguer que c'est Dieu qui nous la donne). On pourrait répondre à cela en énumérant toutes les qualités, sans justifier son choix : « j'appelle Dieu un être est infiniment libre, omnipotent, infiniment sage... » Mais si on attribue le libre-arbitre à Dieu, on lui prête la possibilité d'agir arbitrairement, ce qui est incompatible avec la sagesse : autrement dit si on attribue la sagesse à Dieu, seules certaines possibilités (les meilleures) sont envisageables pour lui, ce qui restreint son libre-arbitre.
On fait habituellement une distinction entre libre-arbitre et liberté. La sagesse de Dieu limite bien son libre-arbitre ; mais restreint-elle sa liberté infinie, c'est-à-dire son omnipotence ? Dieu pourrait ne pas vouloir quelque chose, mais pourtant avoir la capacité de le faire. Mais dans le cas de Dieu, la notion de liberté se confond avec celle de libre-arbitre. En effet, chez un humain, la différence entre les deux se fait ainsi : la liberté est la possibilité physique de faire quelque chose dictée par la volonté, le libre-arbitre est la possibilité psychologique de décider ce qu'on veut faire. Or chez Dieu, il n'y a pas de notion de « capacité physique » distincte de celle de « capacité psychologique » : si il ne peut pas vouloir une chose, par exemple parce que cette chose est « mauvaise », il ne peut simplement pas la faire (simplement parce qu'il est contradictoire d'imaginer Dieu faisant une chose qu'il ne veut pas). Dieu n'a simplement pas la capacité de réaliser une chose qu'il ne veut pas. Par conséquent, son omnipotence est limitée : il veut ce qu'il a fait, a fait tout ce qu'il veut, et ne peut faire que ce qu'il a fait. En quelque sorte, Dieu a réalisé le monde en accord avec sa volonté, et est posé à côté du monde (en dehors du temps) ; la notion de « Dieu peut faire telle ou telle chose » n'a pas grand-sens : soit elle est faite, et alors Dieu la voulait et la pouvait, soit elle n'est pas faite, et Dieu ne la voulait pas, ne pouvait pas la vouloir (la volonté divine est immuable), et ne la pouvait pas. Si la volonté de Dieu est limitée par sa sagesse (Dieu ne veut pas n'importe quoi), la réalisation de Dieu l'est aussi, puisqu'elle coïncide forcément avec sa volonté.
Se pose aussi le problème classique du déterminisme. Si Dieu connaît le futur (sans nécessairement être supposé intemporel), connaît ce que je vais faire : soit il ne peut pas me le dire, ce qui limite son omnipotence, soit il peut me le dire ; alors, si je suis libre, je peux faire le contraire, ce qui serait une contradiction avec le fait que Dieu a bien prévu. Par conséquent, Dieu ne peut pas me prévenir de mon avenir sans entraîner de contradiction logique, donc n'est pas omnipotent ; ou bien je ne suis pas libre. Ceci ne se réduit pas simplement au fait que Dieu ne puisse pas faire que des contradictions soient vraies : le fait de signaler un événement à un humain n'est absolument pas contradictoire en soi. Par ailleurs, l'argument que Dieu connaît l'avenir mais qu'il laisse l'homme se déterminer lui-même est invalide : Dieu a créé le monde, a créé tous les moments du monde et pas seulement le passé, puisqu'il est intemporel. Par conséquent il a aussi créé nos actions futures, donc notre manière de nous comporter. Et si les hommes se déterminaient librement, que seraient ces entités indépendantes de Dieu (!), mais néanmoins prévisibles par lui ?
Si Dieu a créé le monde, la supposition de l'intemporalité de Dieu implique que pour Dieu, cette création n'a pas lieu à un moment donné (le temps est interne au monde créé) ; donc le monde existe « avec » Dieu, est « présent » ou « posé » devant lui, « à tout moment » (ou plus exactement sans moment précis). Il n'y a pas eu de « création » (la création supposant un temps externe et imposé à Dieu) suivant un moment où Dieu aurait existé sans le monde. Dieu et le monde sont coexistants, le monde est donc indépendant de lui. Donc l'existence du monde est indépendante de Dieu, qui ne peut pas en être la cause, ni ne peut le détruire complètement (i.e. opérer une destruction totale de la création et non un arrêt du temps « local » du monde créé à un certain moment ; comme cette destruction serait intemporelle, elle concernerait l'ensemble de la création, et donc détruirait tous les moments, donc le moment que je vis actuellement ce qui est absurde). Plus généralement, Dieu ne peut pas défaire ce qu'il fait, puisque ses actions sont intemporelles. L'on pourrait répondre que Dieu, ne se trompant jamais, n'éprouve aucune volonté de changer une de ses actions ; mais la possibilité théorique de changer cette action devrait quand même se présenter à lui indépendamment d'une valeur qu'il attribuerait à cette action. De manière plus générale, l'argument que l'intemporalité implique une existence « avec » Dieu sans moment précis, impliquant l'indépendance de l'objet créé signifie en fait que Dieu ne puisse être cause de rien (du moins rien d'extérieur à lui, mais peut être cause de lui-même) car l'intemporalité implique l'indépendance de l'effet. La notion de « cause » n'a pas grand sens dans un cadre intemporel. Libre à nous de supposer qu'il existe cinquante entités indépendantes de notre univers et intemporelles ; que signifierait que l'une d'elles est la « cause » de notre univers ? En résumé, l'intemporalité implique simplement l'impossibilité d'action car une telle action serait intemporelle et donc sans cause : Dieu ne peut pas, de ce point de vue, être la « cause » du monde. L'intemporalité signifie que Dieu peut observer ou manipuler tout le temps qui se trouve être « simultané » à lui c’est-à-dire former un tout comme l'espace est « simultané » pour les humains. En somme, espace et temps sont en quelque sorte ponctuels, la causalité est inexistante à l'extérieur du monde temporel, de même qu'une action quelconque y est impossible.
Si l'on oppose l'argument que Dieu n'est pas objet de science : cela peut être soit parce qu'on ne « doit » pas raisonner sur Dieu, pour une raison de danger social, ou une raison imposée par Dieu (ce qui est un raisonnement circulaire) ; mais de toute façon cela n'empêche pas le raisonnement d'être valide indépendamment du fait que certains, voire Dieu lui-même, veuillent l'entendre ou non. Soit cela peut être parce que la logique appliquée à Dieu serait fausse. Mais si la logique est fausse, on peut se demander ce que vaut la religion présentée comme explication du monde (si l'on nie la notion d'explication, on ne peut certainement pas présenter la religion comme une explication du monde plus cohérente, par exemple, que l'explication scientifique). On peut, de manière plus douce, supposer simplement que la logique est valable pour nous mais que Dieu dépasse notre entendement. Mais si Dieu dépasse notre entendement, cela signifie peut-être que certains de ses aspects nous sont inaccessibles, mais pas que la logique, peut-être limitée, qu'il nous a accordée nous amène à des conclusions fausses : si nous sommes limités, il y a peut-être plus de vérités que celles que nous pouvons atteindre (c'est tout à fait cohérent), mais celles que nous pouvons atteindre sont quand même vraies, même pour Dieu, à moins qu'il soit en contradiction avec une partie de sa création, ou que l'ensemble du monde ne soit contradictoire... En outre, le fait d'affirmer que le raisonnement sur Dieu est impossible car Dieu infini etc., est lui-même un raisonnement sur Dieu (sinon raisonnement sur Dieu) donc cette assertion n'est pas prouvable. Enfin, si Dieu est totalement inaccessible à notre entendement, il ne peut pas agir sur le monde, car nous connaîtrions alors au moins l'une de ses propriétés (certes mineure) : il a fait ceci au monde à tel moment ; mais si Dieu nous est inaccessible au point qu'on ne puisse rien savoir de lui, d'un point de vue phénoménologique il n'existe pas. La position qu'on ne peut absolument rien savoir de Dieu par le raisonnement est donc intenable ; ce qui prouve qu'il est possible que certains raisonnements sur Dieu sont valides. Or tous les raisonnements utilisent les mêmes mécanismes, et leur validité est indépendante de leur objet ; par conséquent, les mécanismes de raisonnement s'appliquent à Dieu.
Que l'on n'oppose pas l'intemporalité comme un argument en faveur de l'impossibilité de raisonner sur Dieu. L'homme peut raisonner hors du temps (ce n'est pas un inaccessible divin etc.) : les maths sont extratemporelles et la physique traite le temps exactement comme une coordonnée d'espace. Les raisonnements faits jusqu'ici s'apparentent à des raisonnements mathématiques.
Si l'on nous oppose l'argument que Dieu ne serait pas accessible à l'entendement humain, l'on peut se demander pourquoi, alors, les croyants refusent une solution intelligible (donnée par la science) en faveur d'une solution inintelligible. Le croyant peut répondre qu'il préfère la foi parce que la science ne fournit pas de véritable explication complète intelligible (la foi fournissant une explication complète et inintelligible) car la science ne sera jamais achevée. Pour justifier le fait que la science pourrait n'être jamais achevée, et qu'il faut se contenter d'explications partiellement inintelligibles, un croyant pourrait arguer par exemple qu'il n'est pas évident que l'intelligence humaine ait simplement assez de capacités pour comprendre une théorie. À cela l'incroyant peut répondre qu'avoir une explication du monde ne signifie pas comprendre chaque détail du monde, ce qui serait en effet au-delà de nos capacités. Mais plutôt, la signification de l'expression « explication du monde » est par avance adaptée à nos capacités intellectuelles : ce que l'on cherche à comprendre, ce sont quelques éléments de nos perceptions, lesquelles sont une infime partie de ce qui se passe dans le monde. Or, par définition, nos perceptions se situent à une échelle accessible par notre entendement (puisqu'elles sont élaborées dans notre cerveau). Elles tombent donc probablement dans le domaine de l'intelligible. Ceci annule l'argument du croyant que le monde serait trop complexe pour pouvoir être saisi par l'entendement et qu'il faudrait par conséquent se contenter d'une explication divine partiellement inintelligible.
Pourquoi Dieu crée-t-il le monde ? Si Dieu a un but, pourquoi ne crée-t-il pas directement ce but et non toute une série d'états intermédiaires ? Ces états intermédiaires appartiennent donc au but lui-même, si but il y a. Dieu a-t-il un intérêt à créer le monde ? Dire que Dieu veut le Bien revient à raisonner sur Dieu comme sur l'homme. Le Bien est défini par Dieu lui-même, l'homme aussi. Comme l'homme est une création de Dieu, Dieu connaît tout son comportement, et si Dieu a créé le monde pour juger l'homme, Dieu est en fait en train de se juger lui-même ; le résultat est connu d'avance. Dieu connaît le résultat du jugement final (et l'a d'ailleurs choisi lui-même), pourquoi fait-il passer l'examen ? Y aurait-il une dépendance de Dieu à l'égard du Bien qu'il a lui-même créé, une nécessité irrésistible pour lui à réaliser ce bien dont il a créé la notion, pas seulement la réalisation ? [Peut-on rechercher quelque chose dont on se forge l'idée a priori et arbitrairement, en sachant qu'on la forge a priori ?] Dieu ne peut de toute manière récupérer en bien dans le monde que ce qu'il y a lui-même mis, puisque le monde se présente à lui dans la totalité de sa temporalité. La volonté de faire le bien est semblable à la volonté de réaliser toute autre caractéristique du monde (elle aussi définie arbitrairement) : taille, couleur... Si la création du monde répond à une volonté de tester quoi que ce soit, ceci est incompatible avec l'omniscience qui se passe volontiers d'un test.
On rencontre souvent l'idée que la perfection des lois de la nature révèle Dieu. Mais pour Dieu (qui a toute la création devant lui dans toute sa temporalité), une loi de la nature est simplement une règle d'organisation se retrouvant à différents endroits dans le temps, qu'il a choisi de disposer de manière similaire : du point de vue de Dieu, une loi de la physique n'est pas quelque chose de contraignant mais une répétition (arbitraire ?) d'un schéma de constitution du monde, chaque répétition étant indépendante des autres. Alors, pourquoi se forcer à répéter le même schéma ? Cela correspondrait-il à une limitation de Dieu ? Si un changement dans cette régularité se présentait (ce qui serait interprété comme un miracle par les habitants du monde), cela n'aurait aucune conséquence sur l'organisation des autres moments. Dieu n'a aucun besoin de la constance des lois, et serait même le premier à pouvoir s'en dispenser (sauf peut-être pour tromper la foi des hommes en leur soumettant la possibilité d'avoir une interprétation mécaniste du monde...). L'existence des lois incite au contraire à penser que Dieu n'existe pas, puisqu'il pourrait au contraire tout aussi bien agir sans respecter ces lois, alors que le fait que des lois se discernent tend à faire penser que le monde n'est pas conduit par un choix divin Cela n'a rien a voir avec le contre-argument habituel (et faux) selon lequel l'existence de lois physiques pourrait contraindre Dieu à respecter ces lois, ce qui n'a rien d'évident. Dans ces raisonnements, cela ne fait aucune différence de considérer que Dieu a d'abord choisi les lois, puis les a laissées s'appliquer à l'intérieur du monde, ou si Dieu a tout créé en respectant toujours les lois : cela revient au même, à savoir que Dieu a choisi qu'il y aurait des lois régulières dans sa création, quelle que soit la manière, directe ou indirecte, dont Dieu impose ces lois au monde. Que cela signifie-t-il exactement, d'ailleurs, que de créer « d'abord » des lois puis de les laisser « indirectement » s'appliquer ? un Dieu soumis au temps aurait-il d'abord pu créer des lois puis s'y soumettre ?
Cependant, est tout à fait envisageable la possibilité d'un Dieu temporel, non omniscient mais qui peut changer à volonté la disposition physique du monde ou bien la laisser évoluer selon des règles fixées par lui. On peut abandonner l'omniscience et l'intemporalité, et restreindre l'omnipotence au monde physique et non l'étendre à Dieu lui-même (ce qui évite tous les paradoxes d'omnipotence sur la volonté divine, Dieu peut-il faire qu'il ne veuille pas etc.). Un exemple d'une telle possibilité serait le programmateur d'un ordinateur reproduisant (simulant) des êtres conscients et intelligents, qui serait omnipotent du point de vue de ses créatures ; mais dans ce modèle, il n'y a ni âme immatérielle, ni paradis etc. Par ailleurs un tel modèle est à peu près aussi satisfaisant que celui disant que je ne suis qu'un cerveau dans un bocal manipulé par un chirurgien de manière à percevoir un monde extérieur imaginaire.
Si le but de Dieu en créant le monde est le bien, pourquoi se forcer à utiliser des lois et pas faire directement un bien absolu ?
Si Dieu est intemporel, le monde lui est toujours totalement présent dans toute sa temporalité ; Dieu statique ? Alors aucune volonté divine, et pas de création, le monde existant au même titre que Dieu. Aucune intentionnalité dans la création, car intentionnalité = concept temporel impliquant départ d'un état imparfait -> état parfait alors que le monde est entièrement donné. Interprétation intemporelle de cette intentionnalité = créer des états imparfaits "à côté" (temporellement "avant") état (s) parfait (s) en se forçant à ce que le passage de l'un à l'autre suive certaines règles (les lois de la physique interprétées spatialement) qui ne sont pas imposées mais qu'on choisit d'utiliser de manière répétée en créant indépendamment deux états temporellement voisins montrant a posteriori ces relations.
Si Dieu est intemporel et si sa volonté coïncide avec la réalité, alors Dieu est simplement l'Univers (ou un élément figé posé à côté de l'Univers et plus ou moins isomorphe à ce dernier). La notion de volonté implique la possibilité théorique de non-réalisation de la volonté en question (la réalisation ou la non-réalisation dépendant de paramètres extérieurs partiellement incontrôlables).

mercredi 14 mai 2008

Une morale sans dieu

Marc Hauser et Peter Singer

La religion est-elle indispensable au sens moral ? Nombreux sont ceux qui considèrent qu'il est scandaleux, voire blasphématoire, de nier l'origine divine de la moralité. Soit un être divin a façonné notre sens moral, soit nous en avons hérité grâce aux enseignements d'une religion organisée. Dans les deux cas, la religion nous est nécessaire pour contenir les vices de la nature. Pour paraphraser Katherine Hepburn dans le film African Queen, en nous donnant une boussole morale la religion nous permet de nous hisser au-dessus de cette vilaine vieille Mère nature.
Pourtant la notion que le sens moral nous vient de Dieu soulève de nombreux problèmes. L'un d'entre eux est que nous ne pouvons pas, sans sombrer dans la tautologie, affirmer simultanément que Dieu est bon et qu'il nous a donné le sens du bien et du mal. Car alors nous sommes simplement en train de dire que Dieu répond à ses propres critères.

Un deuxième problème est qu'il n'existe pas de principe moral qui soit partagé par tous les peuples religieux, sans considération de leurs croyances spécifiques, mais pas par les agnostiques ou les athées. En effet, les athées et les agnostiques ne se conduisent pas moins moralement que les croyants, même si leurs bonnes actions reposent sur des principes différents. Les non-croyants possèdent souvent un sens du bien et du mal aussi solide que les autres, ils ont lutté pour l'abolition de l'esclavage et contribué à d'autres mouvements visant à soulager la souffrance humaine.

Le contraire est aussi vrai. La religion a conduit les humains à commettre une longue litanie de crimes odieux, de l'ordre de Dieu donné à Moïse de massacrer les Madianites, hommes, femmes, garçons et filles non vierges, aux croisades, à l'Inquisition en passant par les innombrables conflits entre musulmans sunnites et chiites, jusqu'aux kamikazes convaincus que leur martyr les mènera droit au paradis.

La troisième difficulté qu'affronte le point de vue selon lequel le sens moral est enraciné dans la religion est que certains éléments de moralité semblent universels, malgré des différences doctrinales marquées parmi les principales religions du monde. En fait, ces éléments s'étendent même à des cultures comme celle de la Chine, où la religion prend moins d'importance que des conceptions philosophiques comme le confucianisme.

Il se peut qu'un créateur divin nous ait donné ces éléments universels au moment de la création. Mais une explication alternative, en accord avec les faits de la biologie et de la géologie, est que durant des millions d'années nous avons développé une faculté morale qui génère des intuitions sur ce qui est bien et ce qui est mal.

Pour la première fois, la recherche dans le domaine des sciences cognitives se basant sur des arguments théoriques émergeant d'une philosophie morale a permis de résoudre la vieille dispute sur l'origine et la nature de la moralité.

Considérons les trois scénarios suivants. Pour chacun, remplacez le blanc par “obligatoire,” “acceptable” ou “interdit.”

1. Un wagon fou est sur le point de renverser cinq personnes marchant sur la voie. Un cheminot se tient près d'un interrupteur qui peut faire dévier le wagon sur une autre voie, tuant une personne, mais permettant aux cinq autres de rester en vie. Appuyer sur l'interrupteur est ______.

2. Vous passez à côté d'une fillette en train de se noyer dans une mare peu profonde, et il n'y a personne d'autre aux environs. Si vous prenez l'enfant, elle sera sauvée et votre pantalon sera fichu. Prendre l'enfant est _______.

3. Cinq personne viennent d'arriver à l'hôpital dans un état critique, et tous ont besoin d'une greffe d'organe pour survivre. Le temps manque pour récupérer des organes hors de l'hôpital, mais il y a une personne en bonne santé dans la salle d'attente. Si le chirurgien prélève les organes de cette personne, elle mourra mais les cinq autres seront sauvées. Prélever les organes de cette personne en bonne santé est _______.

Si vous avez jugé le cas 1 acceptable, le 2 obligatoire et le 3 interdit, vous êtes comme les 1 500 sujets originaires du monde entier qui ont répondu à ces dilemmes dans le cadre de notre test de sens moral sur Internet (http://moral.wjh.harvard.edu/). Or, si le sens moral est la parole de Dieu, les athées devraient juger ces cas différemment des gens religieux, et leurs réponses devraient reposer sur des justifications différentes.

Par exemple, puisque les athées sont censés être dépourvus de boussole morale, ils ne devraient être dirigés que par leur propre intérêt et ne pas s'arrêter pour sauver l'enfant qui se noie. Mais il n'y a pas de différence statistique significative entre les sujets avec ou sans convictions religieuse, et environ 90% d'entre eux pensent qu'il est acceptable d'appuyer sur l'interrupteur du wagon, 97% qu'il est obligatoire de sauver le bébé et 97% qu'il est interdit de prélever les organes de l'homme en bonne santé.

Lorsqu'on leur demande de justifier pourquoi certaines situations sont acceptables et les autres interdites, soit les sujets n'en savent rien, soit ils proposent des interprétations qui n'expliquent pas les différences de choix. Ce qui est important, c'est que ceux qui ont une conception religieuse sont tout aussi désemparés ou incohérents que les athées.

Ces études fournissent un appui empirique à l'idée que, à l'image d'autres facultés psychologiques de l'esprit, notamment les langues et les mathématiques, nous sommes doués d'une faculté morale qui guide nos jugements instinctifs du bien et du mal. Ces intuitions reflètent l'aboutissement de millions d'années au cours desquelles nos ancêtres ont vécu comme des mammifères sociaux, et elles font partie de notre héritage commun.

Nos intuitions évoluées ne nous donnent pas nécessairement des réponses justes ou logiques à des dilemmes moraux. Ce qui était bien pour nos ancêtres peut ne pas être bien aujourd'hui. Les prises de conscience des changements du contexte moral, dans lequel des sujets comme les droits des animaux, l'avortement, l'euthanasie et l'aide internationale se sont placés en première ligne, ne viennent pas de la religion mais d'une réflexion sérieuse sur l'humanité et sur ce que nous considérons être une vie bien vécue.

À cet égard, il est important que nous soyons conscients de l'universalité des intuitions morales pour pouvoir réfléchir dessus et, si tel est notre choix, pour agir à leur encontre. Nous pouvons le faire sans blasphème, car c'est notre propre nature, et non Dieu, qui est à la source de notre sens moral.
Que faisait Dieu avant la création du monde ?
Saint Augustin Les Confessions (vers 400), livre XI, chap. 12 et 13,


Je réponds à cette demande : Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre ? Je réponds, non comme celui qui éluda, dit-on, les assauts d'une telle question par cette plaisanterie : Dieu préparait des supplices aux sondeurs de mystères. Rire n'est pas répondre. Et je ne réponds pas ainsi. Et j'aimerais mieux confesser mon ignorance que d'appeler la raillerie sur une demande profonde, et l'éloge sur une réponse ridicule.
Mais je dis, ô mon Dieu, que vous êtes le Père de toute créature, et s'il faut entendre toute créature par ces noms du ciel et de la terre, je le déclare hautement : avant de créer le ciel et la terre, Dieu ne faisait rien. Car ce qu'il eût pu faire alors ne saurait être que créature. Oh! que n'ai-je la connaissance de tout ce qu'il m'importe de connaître, comme je sais que la créature n'était pas avant la création!
Un esprit léger s'élance déjà peut-être dans un passé de siècles imaginaires, et s'étonne que le Tout-Puissant, créateur et conservateur du monde, l'architecte du ciel et de la terre, ait laissé couler un océan d'âges infinis sans entreprendre ce grand ouvrage. Qu'il sorte de son sommeil, et considère l'inanité de son étonnement! Car d'où serait venu ce cours de siècles sans nombre dont vous n'eussiez pas été l'auteur, vous, l'auteur et le fondateur des siècles ? Quel temps eût pu être, sans votre institution ? Et comment se fût-il écoulé, ce temps qui n'eût pu être ?
Puisque vous êtes l'artisan de tous les temps, si l'on suppose quelque temps avant que vous eussiez créé le ciel et la terre, pourquoi donc prétendre que vous demeuriez dans l'inaction ? Car ce temps même était votre ouvrage, et nul temps n'a pu courir avant que vous eussiez fait le temps. Que si, avant le ciel et la terre, il n'était point de temps, pourquoi demander ce que vous faisiez alors ? Car, où le temps n'était pas, alors ne pouvait être; et ce n'est point par le temps que vous précédez les temps, autrement vous ne seriez pas avant tous les temps. Mais vous précédez les temps passés par l'éminence de votre éternité toujours présente; vous dominez les temps à venir, parce qu'ils sont à venir, et qu'aussitôt venus, ils seront passés. Et vous, «vous êtes toujours le même, et vos années ne s'évanouissent point» (Ps. CI, 28).
Vos années ne vont ni ne viennent, et les nôtres vont et viennent afin d'arriver toutes. Vos années demeurent toutes à la fois, parce qu'elles demeurent. Elles ne se chassent pas pour se succéder, parce qu'elles ne passent pas. Et les nôtres ne seront toutes que lorsque toutes auront cessé d'être. Vos années ne sont qu'un jour; et ce jour est sans semaine, il est aujourd'hui; et votre aujourd'hui ne cède pas au lendemain, il ne succède pas à la veille. Votre aujourd'hui, c'est l'éternité. Ainsi vous avez engendré, coéternel à vous-même, Celui1 à qui vous avez dit : «Je t'ai engendré aujourd'hui» (Ps. II,7; Hébr. V, 5). Vous avez fait tous les temps, et vous êtes avant tous les temps, et il ne fut pas de temps où le temps n'était pas.